L'affaire des Grands Frères (Guadeloupe, 2022)...
La société guadeloupéenne, comme nous le savons, fonctionne sur un modèle propre... à cause des événements de son passé. Je tiens à montrer ici, à travers cet article, les liens de réciprocité et/ou les divergences qui existent entre la société et le modèle familiale, tant rencontré ici, en Guadeloupe. Je reconnais que mes affirmations manqueront certainement d'objectivité, car, souhaitant montrer (à tout prix) les affirmations que j'avance, je ne dispose dans le même temps que de peu d'éléments pour l'affirmer. Je ne pars que de ma propre observation.
Autrefois, il y a plusieurs siècles, alors que le groupe ethnique pouvait à la fois se confondre avec la famille, et les familles d'individus qui peuplaient ce groupe, et aussi au groupe plus grand qui constituera plus tard leur nation, la famille tenaient alors un rôle (je le crois) similaire sur plusieurs plans au groupe communautaire plus large, quelle que soit l'échelle considérée, en dehors du rôle d'éduquer les enfants, puisque ce rôle de "materner" est réservé à la famille, bien qu'une autre mère pourrait s'en charger.
On peut considérer, avec peu d'erreur que ce groupe ethnique (dans le sens de "tribu"), non dissocié du clan, a perduré pendant encore de nombreux temps après l'apparition de la vie en villes, ou en pays... Et je crois (peut-être me trompé-je...), que ce modèle fut amené d'Afrique, d'où sont venus les premiers individus de la société guadeloupéenne ; dans les premières années de ce peuplement exogène.
Lors de la primo-installation sur ces terres, cela se fit, dans un système très radical en matière de "nouveauté" si je puis le dire ainsi, pour ces individus. En effet, ils seront confrontés, dès lors, et constamment, à un modèle de fonctionnement quasiment impossible à vivre. Aux structures sociales, familiales et de leur nation; répondront celles du système esclavagiste, qui n'y apportera, précisément, aucune substitution ; car en réalité ce système ne faisait qu'effacer.
Ils durent - à mon sens, se battre à construire un système qui rendait possible le maintien de ces structures socialement ; somme toute, nécessaires.
Et c'est en cela que l'absence à laquelle ils furent confrontés tout en tentant de préserver les structures issues de la vie en communauté, pousse à la réflexion.
Dans un monde qui irait dans le sens commun des événements, le groupe ethnique ou tribal finit par se trouver affaibli, confronté à un monde où l'agencement géographique urbain ne permet pas toujours les regroupements fermés. C'est alors que la société créée et organisée en villes, ou en une patrie, prend le relai, à une échelle plus grande. En effet, nous nous retrouvons tous autour du même lieu, là où la communauté prépare à manger aux autres, à ceux qui sont partis aux champs, sauf que là il ne s'agit plus de la marmite du village et du champ voisin, mais du supermarché et de son rayon fruits et légumes.
Or là, dans notre cas il ne s'agit pas du cas habituel. Selon moi, les toutes premières instances de ce modèle, ne seront plus les habituels : marmite du village, femmes qui pilent le grain et céréales de la récolte, et hommes qui rendent la justice sous un arbre, mais celles du système esclavagiste. Et ces premières instances, au lieu de se transformer en une seconde instance, qui serait celle d'une société normalement organisée, ne font donc pas ce transfert là, dans notre société.
En effet, du système organisé en plantation, esclavagiste, auquel s'ajoute la vie en "lakou" (cour), système qui ne contient toutes les catégories des sociétés mères (les lieux de savoir, la transmission, les hommes et femmes religieux, etc, pleinement affirmés en tant que tels) ; la société guadeloupéenne passera à un modèle contemporain non seulement incomplet, mais spécifique à lui-même.
Revenons sur le modèle de vie des premiers guadeloupéens sous l'esclavage. D'une part certaines choses évidentes de la vie, dont la transmission de connaissances (sur les plantes, sur le calendrier, sur la musique, sur les arts, et sur la religion), l'éducation des enfants, les échanges entre individus ; soit, seront clandestins, soit, seront remplacés par d'autres modèles pour pallier à leur absence.
Or, ces moyens qui assuraient la survivance des catégories nécessaires, et qui avaient existé auparavant, telle que l'initiation dans l'éducation des jeunes, par exemple, ne trouveront pas dans les nouvelles structures de la société actuelle de quoi les transférer ou les convertir à nouveau.
Et, donc, paradoxalement, là où par exemple la présence de parents, aux côtés immédiats de l'enfant, avait été remplacée autrefois dans les lakou, par la présence de pères issus du groupe, de grands (que ce soit mères, frères ou sœurs) ; désormais ce modèle aura du mal à trouver sa place dans la société moderne. Par exemple lors de l'arrivée des classes très moyennes et populaires dans la "banlieue" de Pointe-à-Pitre dans les années 50-60, les hommes plus âgés parmi lesquels des initiateurs sportifs (le basket notamment), les artisans, les musiciens, et autres membres de groupes de carnaval ; les femmes dévouées (seconde maman pour ces jeunes), tel que Man Adeline, très connue pour avoir recueillie "ses enfants" des rues chez elle, ou encore Merry Elysée, pour ne citer qu'eux, se firent le relai des véritables parents pour ces jeunes. Il est à noter que les grands frères et sœurs au sein de la famille même jouaient déjà un rôle très fort, rôle précis, qui sera transmis aux autres grands frères et grandes sœurs de la cour.
Arrivées donc à Pointe-à-Pitre ces classes sociales maintiendront, un certain temps, de façon assez précaires, cette manière de vivre. Le problème qui se pose, c'est que là où la société moderne s'est habituellement simplement contentée de pallier, à échelle plus grande, aux besoins préexistants, la société guadeloupéenne n'a pas pu suivre le même chemin. Les besoins sont à ce point différents, que la société moderne se trouve incapable d'y répondre...
C'est le propos qui me vient à l'esprit concernant l'affaire des Grands Frères, terme au demeurant que l'on retrouve aussi en Guyane dans l'affaire dite des 500 Frères...
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